Réponse au discours de réception de Maurice Barrès

Le 17 janvier 1907

Eugène-Melchior de VOGÜÉ

RÉPONSE

DE

M. LE VICOMTE DE VOGÜÉ

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU DISCOURS

DE

M. Maurice BARRÈS

Prononcé dans la séance du 17 janvier 1907

 

 

Monsieur,

Avant de vous faire accueil au nom de cette Compagnie, souffrez que je donne un moment à nos regrets ; le temps viendra trop vite où vous évoquerez à votre tour de chères ombres sur ces bancs. Je vous souhaite que ce ne soient point celles des filleuls que vous aurez eu la joie et l’honneur d’y amener. – Gaston Paris, Heredia, Sorel, Brunetière… La hache du noir bûcheron m’environne.

C’était hier, au compte de ma mémoire : un homme se levait à la place où vous êtes, un conquérant ; grave et somptueux, autant que le fut jamais amiral de Castille lisant une harangue dans l’assemblée des Caciques. Sur ses robustes épaules, l’habit académique de Leconte de Lisle semblait un justaucorps de bataille ; à son flanc, notre fragile épée prenait de l’envergure, c’était l’estoc battu par Julian del Rey, le prince de la forge. Fièrement campé sur ces gradins pris d’assaut, le triomphateur n’y ressentait nul trouble de son aventure ; le grand enfant s’amusait de l’alexandrin qu’il voulait glisser dans son discours, rien qu’en nommant son prédécesseur : Louis Charles Jean Robert de Mazade-Percin.

L’ami qui l’assistait ne pouvait se défendre d’une inquiétude. N’allait-on pas sourire dans la salle, aux sonneries de ce clairon tumultueux et bégayant ? Combien de gens avions-nous vos déçus, à une première audition de ses vers, par le marteleur de syllabes qui buttait sur l’hémistiche, hésitait, se cabrait devant la rime, comme si l’esprit cherchait encore cette rebelle, et soudain l’étreignait avec un rugissement de victoire ! L’accoutumance aidant, on raffolait de l’originale diction ; récités par une autre bouche, les sonnets nous paraissaient vidés d’une moitié de leur magnificence. Mais pour dire de la prose, ici, à l’Académie !

Reportons-nous à l’époque. Ce favori des dieux tombait chez nous du Parnasse à la façon d’un météore. Il y avait dans la jeune gloire de Heredia un air de défi insolent aux conditions de notre temps ; elle s’était faite comme se faisaient les gloires des âges héroïques, avant Gutenberg ; par communication orale, dans quelques cénacles d’initiés ; d’autant plus chère à ces enthousiastes qu’elle était leur création, mais trop hâtive et singulière pour le grand public. Français de la veille, et de la veille célèbre, le candidat exotique avait à peine figuré sur le tableau d’avancement où la presse nous prépare de longue main nos admirations. Parmi nos anciens confrères, plus d’un était pris de court. Le livre des Trophées, imprimé 1’année précédente, n’avait pas encore pénétré dans les studieux cabinets où l’on relit plus qu’on ne lit. « Quelle gageure ! disaient les récalcitrants : d’où nous amenez-vous cet Espagnol et son tintamarre de rimes caraïbes ? » L’ardeur de notre loi avait vaincu leurs résistances. Au moment de voter, comme je suppliais un vénérable confrère d’écrire sur son bulletin le nom de José-Maria de Heredia, il me pria d’épeler pour lui un nom si surprenant. L’épreuve solennelle du discours donnerait-elle une revanche aux défiants, aux sceptiques ?

Le récipiendaire n’avait pas parlé cinq minutes que j’étais pleinement rassuré. Conquise par « la joyeuse émotion physique », – on ne dira pas mieux ni plus juste, – qui rayonnait de ce foyer de vie, l’assistance écoutait avec ravissement le plus intelligent éloge qu’on eût jamais fait de Lamartine. Révélation pour beaucoup, cette raison intuitive qui se mariait au lyrisme poétique. Lorsqu’il se rassit, Heredia était investi, comme vous venez de l’être, Monsieur: l’applaudissement d’une élite confirmait le nouveau venu dans la place qu’il avait faite sienne par un témoignage péremptoire de son talent. Il ne lui manquait encore que la ratification, par quelques-uns de ses électeurs, du vote de complaisance qu’ils avaient rendu. Ils lurent les Trophées ; et ces bons humanistes reconnurent dans leur jeune confrère ce qu’ils estimaient le plus, un Ancien, un Latin authentique, fils de Virgile, petit-fils de Lucrèce.

Vous l’avez montré dans une investigation dont il eût aimé l’exacte et sobre précision. Combien je vous sais gré d’élargir la mince louange de ceux qui pensent avoir tout dit, quand ils le proclament un merveilleux ciseleur du vers ! Eh ! sans doute, ce joaillier avait atteint la perfection de son art ; je crois même qu’il s’abusait sur le pouvoir de cette perfection technique, lorsqu’il la jugeait suffisante pour porter sa gloire. Entendait-il lui-même dans son œuvre l’écho qu’elle nous renvoie d’abord, l’immense rumeur séculaire qui fait de ces petits poèmes une épopée où passent toutes les aspirations primordiales de l’humanité ? C’est une question que je n’oserais pas trancher. Auprès de l’exubérant créole, tandis qu’il nous réjouissait par ses saillies truculentes, on était tenté de sourire à le voir si puérilement amusé par la chasse des vocables rares, comme un enfant à la poursuite des beaux papillons ; on se demandait alors s’il n’y aurait pas une part de vérité dans l’idée que les anciens se faisaient du poète, du vates, faible mortel habité par un dieu, lyre vibrante d’harmonies qu’elle n’a point créées, porte-voix d’un Verbe antérieur et supérieur à l’individu qui nous le transmet.

Peut-être fallait-il faire crédit à Heredia d’une mystérieuse faculté de dédoublement ; le jovial compagnon disparaissait quand le poète officiait : il revêtait alors la gravité du prêtre qui monte à l’autel ; sérieux, souvent funèbre dans son chant, et, comme son Espagne, sombre de cœur dans une ardente lumière. Se pourrait-il qu’elle n’eût pas été consciente de toute son amplitude, la pensée qui définissait si justement la poésie : « Une idéalisation naturelle ou volontaire de tous les sentiments généraux ? » N’a-t-il point voulu marquer la mélancolie hautaine de ses Trophées, lorsque son choix délibéré les encadrait entre ce sonnet liminaire et ce sonnet final, le Temple en ruines, le Marbre brisé ? Rappelons-nous aussi la Conque, l’un des rares poèmes qui ne soient pas strictement impersonnels : comme l’Océan lointain continue de bruire dans le coquillage que sa retraite abandonna sur la grève, les générations disparues prolongent leur murmure dans l’âme du poète :

Mon âme est devenue une prison sonore ;

Et comme en tes replis pleure et soupire encore

La plainte du refrain de l’ancienne clameur.

 

Ce visionnaire s’est fait, avec une plasticité dont il n’y a peut-être pas d’autre exemple, concitoyen des hommes de tous les temps et de tous les pays. Citoyen de l’antique Rome, d’abord, et plus tard de l’Italie renaissante ; comme Sabinula l’exilée, il semble que le regret du sol latin l’assiège ; et c’est à peine s’il avait entrevu l’Italie ! Hellène, hôte familier et confident des laboureurs, des bergers de l’Othrys : et il n’avait jamais vu la Grèce ! Vous qui l’avez parcourue, Monsieur, vous avez vite discerné combien fausse était la prétendue couleur locale des romantiques, combien froide et scolaire celle d’un Leconte de Lisle. Mais si les vers de Heredia bruissaient dans votre mémoire, sous les pins de la montagne ou parmi les lauriers roses des fleuves arides, vous y avez certainement admiré l’accent natif qui manquait à tous les autres. Il a pénétré le génie des peuples qui vécurent au Latium et dans l’Attique ; il connaît les émois, les terreurs, les limites spirituelles de ces anciens hommes, et comment s’exprimait, tragique ou sereine, leur résignation devant ces limites, la conscience qu’ils avaient d’une décevance perpétuelle du Désir, artisan involontaire des œuvres de la Mort.

Sa poésie omnisciente devient la trompette du jugement – tuba mirum spargens sonum – lorsqu’elle rassemble les siècles pour leur arracher un témoignage général sur l’invariable condition humaine. Il ne se fût jamais rendu, Monsieur, à la théorie que vous professez avec une modestie excessive. S’il faut vous en croire, vous seriez réfractaire aux émotions ressenties par vos devanciers des autres âges et vos frères des autres races ; tout sentiment vous laisserait froid qui ne fut point élaboré au cœur de votre province natale. Il n’est pas besoin de posséder le don divinatoire des poètes pour penser avec l’un d’eux que rien d’humain ne nous est étranger. Une plainte de Job ou de David, un vers de Virgile ou de Dante demeurent encore les plus sûrs interprètes de nos passions, de nos troubles, de nos détresses intimes ; j’y reconnais ce qu’il y a de permanent dans ¹na sensibilité moderne et française ; beaucoup mieux que je ne la retrouve dans telle rédaction d’un compatriote, imprimée d’hier, à Paris, et parfois plus lointaine, plus étrangère pour moi que les imaginations d’un moraliste canaque ou d’un philosophe thibétain.

Ceux-ci n’eussent point déconcerté notre ami. Partout il était chez lui ; en Orient, aussi bien que dans ses Amériques ; sur la mer de Sicile, comme sur la mer de Bretagne. Vous ne lui accordez pas sans quelques restrictions le sens des grâces purement françaises : vous vous demandez si certaines harmonies secrètes de notre sol avaient toute leur résonance dans cette âme acclimatée. Pour faire l’épreuve, prenons le diapason au centre vital où la nationalité se réfugiait, quand les envahisseurs mutilaient tous les autres membres ; « la blonde Loire » y baigne des paysages composés selon notre goût, des pierres assemblées par nos maîtres architectes ; elle adoucit dans les veines de ses riverains un sang subtil et généreux. Là, au zénith de notre ciel, apparurent les plus claires étoiles de notre Pléiade. Qui donc a mieux compris et continué ces poètes que leur frère venu des Antilles ? Ne retrouvons-nous pas leurs façons de sentir et leur langage dans le Discours à la louange de Du Bellay, dans les sonnets où nous respirons l’arôme des jardins de Bourgueil, la douceur angevine de la belle Viole ?

Accoudée au balcon d’où l’on voit le chemin

Qui va des bords de Loire, aux rives d’Italie,

Sous un pâle rameau d’olive son front plie.

La violette en fleur se fanera demain.

On connaît la suite ; je voudrais que l’on me dise en quoi cette adorable élégie est moins nôtre que la chanson du vanneur de blé.

Il y aura toujours des miracles qui dérégleront le cours raisonnable des choses, tel que nos idées préconçues voudraient le fixer. C’en est un que le fils de don Domingo de Heredia : soit devenu l’égal des plus purs, des plus classiques poètes français. Et ce premier caprice n’a pas satisfait l’ironie du hasard, qui nous en réservait un second. La prose française la mieux mesurée qu’une femme ait écrite depuis Mme de La Fayette, cette prose limpide comme le crista1 d’une cassolette à parfums, – et si naturellement habile sous son air d’indolente négligence que nos pauvres rhétoriques semblent en comparaison des balbutiements de barbares. – n’en devons-nous pas l’enchantement à une petite-fille de ce même Domingo de Heredia ?

Notre confrère se fit vite aimer à l’Académie. Il y restait lui-même tropical, sonore, bon distributeur de vie chaude pour les cœurs qu’il gagnait, les esprits qu’il divertissait. Il prenait feu sur le dictionnaire. Il rabrouait l’émondeur qui osait toucher aux vocables exotiques et pittoresques, à ceux dont les consonances solitaires fournissent la rime rare, aux lettres décoratives traquées dans les mots par nos réformateurs. Toutes ces jolies superfluités avaient en lui un bouillant défenseur ; il plaidait leur cause douteuse avec son savoir d’ancien chartiste. Ses tempêtes nous égayaient. Étrange contradiction que l’on puisse rire de l’homme qui porte au front le signe des élus, et déjà l’auréole de l’immortalité ! On sait d’une foi certaine que celui-là durera, passera les siècles ; on le regarde, on se dit : Cet homme, ce camarade, participant de nos misères, de nos ridicules, les multitudes futures le connaîtront dans l’apothéose du sérieux et glorieux marbre, mieux encore, dans l’image agrandie que se fera de lui leur respect.

Si c’est un gage de durée pour une œuvre que d’être concise, universelle par son fond, parfaite dans sa forme, les Trophées de Heredia sont assurés d’une survie indestructible. Vous m’avez fortifié dans une ancienne conviction en nommant La Fontaine parmi ses pairs. Si différents l’un de l’autre que soient ces poètes, comment ne pas rapprocher les deux petits livres qui flotteront peut-être seuls, après le naufrage de nos deux grands siècles littéraires, sur l’abîme des temps à venir ? N’essayons pas de ruser avec les échéances fatales. La vie n’est qu’un féroce travail d’élimination. L’humanité s’allège en courant de tout ce qui l’encombre : elle n’accepte du plus illustre passé d’autres legs que des résidus légers. En des jours lointains, très lointains je l’espère, quand d’autres bibliothèques auront remplacé les nôtres, quand des races nouvelles parleront d’autres langues dans un monde transformé, que restera-t-il de l’admirable période française ? Des noms transmis à travers les âges et qui ne pourront justifier de leurs titres. Les Himalayas seront nivelés, peut-être avant les collines : nos plus prodigieux inventeurs de mots et d’images, un Bossuet, un Victor Hugo, auront été écrasés sous la masse même de leur œuvre. Comme ces riches de l’Orient, chassés par les invasions, qui réalisaient en hâte leur fortune et la convertissaient en pierres précieuses, l’esprit français ne sauvera du commun désastre qu’une poignée de purs diamants. On en fera l’Anthologie française. Nous ne la concevons pas sans quelques fables de La Fontaine, quelques sonnets de Heredia : dernier témoignage qui résumera, pour les érudits d’alors, tout ce qu’auront pensé de la nature et de l’homme les ancêtres légendaires que nous leur serons.

Nous voulons quand même le grossir, ce trésor périssable des belles formes ; et c’est pourquoi nous vous avons appelé, Monsieur. Vous ne nous venez pas des Indes occidentales : vous êtes du terroir, vous en êtes avec obstination. Votre souche paternelle était depuis longtemps enracinée dans les monts d’Auvergne, âpre conservatoire et sûr rempart de la force gauloise. Notre savant confrère, M. Babelon, me montrait naguère avec tendresse, en son Cabinet des Médailles, le denier de César qui porte une émouvante effigie de Vercingétorix : elle fut frappée dans Rome, le jour même où le captif allait orner le triomphe de César, et mourir. Figure fruste et volontaire, toute bossuée, toute en reliefs durs comme sa montagne : le graveur romain en a fait un type barbare, il n’a pu éteindre sur ce visage le feu d’une âme qui ne s’est pas rendue. Est-ce une suggestion ? Cette médaille me faisait songer au pathétique moulage qui nous garde les traits de Pascal. L’action et la pensée ont jailli avec une même énergie des puys volcaniques de l’Auvergne.

Ce n’est pourtant point de ces pères que vous vous réclamez : entre les deux sources de votre vie, vous avez préféré l’élégante et douloureuse Lorraine. Vous rapportez votre formation intime à cette terre maternelle. Vous y étiez encore petit enfant, quand passa sur vos champs la foulée des chevaux qui piétinaient la glèbe et les cœurs. Autour de vous, épouvante, larmes des femmes, colères des hommes : la stupeur tragique des catastrophes dont l’enfant voit l’ombre sur le front des grandes personnes, sans comprendre. Un lent travail se fera plus tard dans son imagination ; l’homme mûr reverra dans ses veilles les apparitions confuses de son premier cauchemar ; elles lui voileront parfois les plus beaux spectacles du monde ; sous les musiques des lagunes vénitiennes ou des danseuses sévillanes, il entendra le bruit odieux, resté dans ses oreilles, le bruit du pas de ces chevaux qui faisaient pleurer sa mère.

La culture universitaire vous fut donnée à Nancy. Nancy, une ville qu’on se représente dessinée sur le papier où composait Mozart. Vos yeux reçurent dans cette noble capitale les leçons de goût, de discipline, d’harmonie décente que ses édifices insinuent dans l’âme. Votre esprit y reçut les leçons du professeur Burdeau. Vous lui avez largement payé la dette du souvenir. Il semble que ce maître discuté ait exercé sur son élève une forte et double action : action d’abord, réaction ensuite ; prise immédiate d’une intelligence qui se ressaisit en s’émancipant et secoue avec un mouvement de révolte le joug de son premier éducateur.

 

Il y avait à Nancy, vers la fin du second empire, un M. Raudot qui eut son heure de célébrité. Il s’était fait le promoteur d’une ligue de décentralisation. Il voulait rappeler la vie dans les centres provinciaux, y retenir les énergies locales. Thèse ancienne, très sage, et qui procure parfois à ses apôtres le plaisir de réussir à Paris. Vous étiez né trop tard pour vous enflammer à la prédication de M. Raudot. Sa ligue disparut avec l’empire, qu’elle se proposait de saper, si je me souviens bien de ses instructives brochures. On continua de se déraciner sans remords. Vous suivîtes l’exemple commun, Monsieur ; et c’est tout bénéfice pour les lettres françaises que vous soyez venu faire à notre Paris l’offrande heureuse de vos vingt ans.

Le monde où vous entriez prend déjà place dans l’histoire. Il y fait une agréable figure. Cet épicurien de Talleyrand disait des années antérieures à 1789 que l’on ne connaissait pas le bonheur de vivre si on ne les avait pas vécues. Soyons sincères, et nous en dirons autant de la jolie douzaine d’années qui nous furent douces quand il était bien porté d’être pessimiste, après 1880. Nous ne les proclamerons pas héroïques : oh ! que non ! seulement indulgentes à l’humaine faiblesse, et c’est quelque chose. On oubliait peu à peu le grand désastre et les résolutions viriles qu’il avait d’abord suscitées ; on ne redoutait presque plus le danger qui nous avait tenus en haleine pendant la première décade de notre convalescence. Les plaies se fermaient, la richesse publique était reconstituée. Les divertissements de l’esprit redevenaient la grande affaire dans une société qui n’était plus très sûre de ses passions politiques. Sans doute, les hommes dont c’est le métier de faire la république ou d’essayer de la défaire travaillaient de leur état. Me trompé-je en croyant me souvenir qu’ils étaient alors moins nombreux, moins acharnés ? En tous cas, leur zèle n’enfiévrait guère cette société parisienne, encline à la tolérance. Les gens de toute opinion frayaient aisément autour de la même table, ils y plaisantaient avec liberté sur tout et sur tous. Les esprits étaient divisés, comme ils le seront toujours ; mais il n’y avait pas d’ulcération dans les cœurs ; leur seule blessure profonde était avouable, fraternelle, commune à tous les Français, et déjà elle se cicatrisait.

Dans notre république des lettres, bruyantes batailles d’idées, chaudes disputes d’écoles, curiosité universelle. On ensevelissait Hugo avec des honneurs divins : comme les maréchaux de Napoléon après les adieux de Fontainebleau, vieux et jeunes auteurs s’écriaient en revenant du Panthéon : Ouf ! Zola prolongeait à son insu les procédés du romantisme, qu’il rebaptisait naturalisme ; il groupait autour de lui le bataillon sacré de Médan. Maupassant charmait et scandalisait des lectrices que l’on eût peut être étonnées, si on leur eût dit que ce ferme écrivain continuait notre plus pure tradition classique. Dumas régnait sur nos premières scènes. Le bon philosophe Caro promenait dans les salons une métaphysique aimable. Heredia clamait dans les réunions intimes des sonnets que nous savions par cœur. Taine expliquait laborieusement les textes obscurs de Stéphane Mallarmé. Nous devinions sans trop d’angoisse de cruelles énigmes, nous faisions des efforts loyaux pour nous orienter à travers les doctrines changeantes des jeunes chefs d’écoles, symbolistes, décadents, déliquescents. Leurs fantaisies variées ne suffisaient pas à notre avidité littéraire. Nous allions chercher des frissons nouveaux aux confins de l’Europe, chez le Russe et le Scandinave ; nous retournions au passé pour exhumer Stendhal, Mme Desbordes-Valmore, et, ce qui était plus urgent, Lamartine et Vigny. Dans les boudoirs où sévissaient la peluche et le bel esprit, l’égoïsme distingué de Julien Sorel faisait bon ménage avec la pitié Tolstoïenne.

Il y eut un intermède plaisant. La France s’amouracha d’un militaire très blond. Les gens bien pourvus ressentirent ou feignirent des transes mortelles : les naïfs mal pourvus et quelques âmes généreuses conçurent de vives espérances. Pour le plus grand nombre, ce fut un épisode joyeux, rythmé par d’allègres chansons, des mazarinades, comme on disait au temps de la Fronde : j’imagine le Paris frondeur de 1648 peu différent de ce qu’était le nôtre en 1888. Servir des idoles dont on peut se moquer entre gens d’esprit, n’est-ce pas l’idéal pour des Français ? Ainsi pensait votre Philippe, lorsqu’il allait conquérir la circonscription d’Arles, pour le compte d’un général dont Chincholle lui avait dit que M. Renan ne le prenait pas au sérieux.

Renan était alors l’arbitre souverain des élégances intellectuelles : notre roi Voltaire, ou peu s’en fallait. Nos mondains ne voyaient plus dans ce convive couronné de myrte le savant périlleux, chargé des anciens anathèmes ; les ressentiments orthodoxes, vaincus par le plaisir d’entendre celui qui faisait sourire avant même qu’il n’eût parlé, consentaient la trêve du dîner avec le spirituel vieillard que les maîtresses de maison s’arrachaient. Ses propos de table, oracles énigmatiques, donnaient le mot à la mode sur les questions qu’il éclairait et ne résolvait jamais. Le dilettantisme coulait de ses lèvres sur toute la ligne des boulevards. Et je ne dis point que ce fût là le vin régénérateur qu’on s’était promis de boire, au lendemain de 1870 ; mais qui tiendrait rigueur à 1’atticisme charmant d’Isocrate, lorsqu’il distrait ses auditeurs de la pensée importune que Philippe de Macédoine est en marche ?

Entre tant de jeunes hommes séduits par cette fascination, vous aviez pris une attitude d’irrespect filial qui vous autorisait à peindre le maître débonnaire d’une seule touche, et si juste que nous l’y reconnaissions tout entier : « Il dormait, et il m’approuvait déjà. » Certes il approuvait, il eût écrit, et pas mieux, votre lettre du philosophe Sénèque à l’apôtre Lazare sur les inconvénients que l’on risque en se mettant au service d’une religion nouvelle. Un moment, Renan put craindre que vous ne versiez dans l’hérésie des Manichéens. Vous aviez débuté dans un périodique jaune, la Revue contemporaine ; aux côtés de ce robuste Émile Hennequin, mort avant d’avoir tenu ses belles promesses, et de tant d’autres qui sont aujourd’hui des notaires rangés ou des écrivains d’un mérite avéré. Presque tous, vous étiez là ce qu’on appelle au collège des auteurs difficiles. Après les articles vinrent les livres : votre phrase ouvrit ses ailes, fines, légères, parties pour les vols capricieux. Ces premiers ouvrages nous montraient un homme libre, ennemi des lois, s’examinant sous l’œil des barbares, dans le jardin de Bérénice. Il fallait beaucoup de méditation pour démêler dans vos idéologies, ainsi que vous les dénommiez, votre subtile doctrine ; vous la définissiez tantôt « la doctrine du dédain suffisant », et tantôt « la culture du moi » ; vous proposiez des méthodes pour jouir abondamment de la vie : encore une de ces choses que M. Jourdain fait sans le savoir.

Le lecteur simpliste en concluait que vous aviez pris parti, tout d’un côté, dans le grand débat qui divise les hommes depuis qu’ils agissent et qu’ils écrivent. Les uns tiennent, – ils ont tenu dans le monde chrétien durant de longs siècles, – pour la lutte ascétique contre le « moi », pour l’immolation de l’individu à la communauté, en un mol, pour le renoncement ; ce « renoncement total de la personne, sacrifice volontaire des égoïsmes », où l’un de vos parrains cherchait naguère la meilleure définition de la vertu. Ceux-là nous ont donné des saints : François d’Assise, Vincent de Paul. – Les autres ont observé, avec le poète latin, que le genre humain vit par un petit nombre d’élus ; avec les vigoureux Italiens de la Renaissance, ils déclarent licite toute action qui assure le triomphe du bel individu, toute volupté rare qui affine ses jouissances ; et cette morale, si différente de celle des saints, ils la nomment du même mot, autrement prononcé : virtù. Ils se réclament d’illustres répondants : au premier rang, de ce surhumain Léonard, qui trouverait sans doute que l’on abuse parfois de son patronage. Ils ont de moindres garants, comme cet Hérault de Séchelles, disciple de Laclos, dont on publiait récemment une Théorie de l’ambition farcie de maximes dans ce goût : « L’homme n’est grand qu’en proportion de l’estime continue qu’il a pour lui-même. », S’estimait-il d’avoir bien pourvu la guillotine, où il monta d’ailleurs à son tour ?

Les artistes littéraires s’embarrassent peu des doctrines ; dans vos livres de début, – et en particulier dans ce Jardin de Bérénice qui s’intitula d’abord : Qualis artifex pereo, – ils ne virent que les délicates tailles-douces où vous graviez à la pointe sèche les paysages de notre Venise française : tamaris frissonnant sur le grau d’Aigues-Mortes, fantômes d’anciens estuaires que l’on aperçoit de la tour Constance, étangs languissants dans la lumière des soirs qui meurent sur la mer. À peine les connaisseurs eurent-ils lu certaines pages qu’ils furent renseignés : un écrivain nous était né ! Peut-être firent-ils bon marché des aventures accessoires de Petite-Secousse et de Bougie-Rose, de leur âne et de leurs canards ; peut-être ne furent-ils pas touchés par les enseignements du caniche le Velu, confesseur et martyr, ni par les velléités d’action politique où Philippe se ménageait des « parties de raquette » pour couper sa méditation, selon le précepte de son maître Simon. Au jugement de tous ceux qui n’avaient plus le bonheur d’être très jeunes, il fallait goûter dans vos inventions une savoureuse mixture des ingrédients à la mode : stendhalisme, renanisme, symbolisme, un soupçon de mystification, et surtout beaucoup de talent, la prodigalité d’un esprit original qui se cherchait. Loué soit le temps de nos premières amusettes ! N’en médisons pas trop, Monsieur ; d’autres années nous l’ont fait regretter.

Elles sont trop proches pour que nous puissions les regarder dans cette paix équitable de l’histoire où j’essayais de situer leurs devancières. L’air que nous respirons est encore ébranlé par leurs commotions. Elles ont ulcéré les cœurs, déchiré le pacte de sociabilité courtoise qui donnait naguère tant de charme aux réunions françaises. Les divergences des esprits animent l’entretien : celles des cœurs l’étouffent dans un silence défiant. Nous les avons maudites, ces années, louves lâchées sur notre pays par le Destin. L’historien de l’avenir leur sera-t-il aussi sévère ? Peut-être y verra-t-il le sursaut providentiel d’énergies endormies dans la mollesse des temps plus faciles. S’il met dans son verdict cette indulgence qui est la plus haute partie de l’intelligence, peut-être dira-t-il : « Ces années farouches firent apparaître, en les opposant violemment, les vertus foncières de l’âme française : bravoure et discipline, enthousiasme et clairvoyance, culte de la justice et adoration de la patrie, abnégation stoïque du soldat et mâle indépendance du citoyen. Dans l’obscurité des eaux troubles où pêchaient quelques intrigants et quelques fripons, des légions de braves gens s’affrontèrent dont le seul tort fut de se soupçonner réciproquement, de ne pas comprendre qu’ils mettaient tous au terrible jeu le meilleur de leurs instincts et de leur raison. Ces luttes civiles n’ont fait voir que mieux l’unité de la race, puisqu’on y apportait des deux parts même courage et même honneur. Oui, – conclura peut-être cet historien qui n’aura pas connu nos souffrances et nos regrets, – l’épreuve ne fut pas inutile, même aux écrivains : elle a virilisé des talents qui s’anémiaient dans le dilettantisme, elle a mûri les esprits réfléchis.

De nouveaux livres attestaient la maturité croissante du votre, Monsieur, avant même que la tempête ne l’eût battu. Il s’était tourné vers une forme d’art dont il semble que la faveur publique nous conseille l’emploi : vers le roman d’idées et d’études sociales. Insensiblement, on vous voyait passer de l’analyse du « moi » à celle du prochain, de la curiosité qui n’a d’autre objet que son plaisir à celle qui veut connaître pour le servir l’intérêt général. Vous repreniez un mot de Louis Veuillot, et il faisait sous votre plume une brillante fortune. « Ville des multitudes déracinées ! » avait dit le maître écrivain des Odeurs de Paris, dans une apostrophe au « mobile amas de poussière humaine » qui vient s’agglomérer dans ce grand campement de nomades. Vous creusiez plus avant le problème, vous le considériez sous ses divers aspects. Vos Déracinés nous font voir à quelle déperdition de force se condamne, à quelle anarchie s’expose une société qui rompt toutes les attaches naturelles et traditionnelles de ses fils. Homme ou peuple, vous pensez que les mieux « racinés » sont aussi les plus forts. Belle et sage vérité ! Pourquoi faut-il que la gênante exception vienne toujours taquiner les meilleures règles ? Vous nous parliez tout à l’heure de la Normandie : je ne pouvais m’empêcher de songer qu’ils furent d’exemplaires déracinés, ces grands Normands qu’une barque amenait des fiords scandinaves et jetait sur toutes les côtes, toutes les mers, toutes les îles. Accordez-moi que s’ils n’eussent pas été de perpétuels errants, quelques belles pages manqueraient à l’histoire du monde, et quelques éléments essentiels à la formation du type français. Ce qui est vrai des Normands ne l’est pas moins de beaucoup d’autres, depuis les Grecs migrateurs jusqu’à ces essaims de Saxons, de Germains, de Celtes irlandais qui s’amalgament dans le travail de la grande ruche américaine. Où est-il, le bon tyran, judicieux distributeur de la matière humaine, qui déracinerait les forts et « racinerait » les faibles ? Mais lequel de nous se dit : Je suis un faible !

Il faut croire qu’elle était exacte et divinatrice, la peinture où vous analysiez le malaise de tant d’enfants du siècle. Beaucoup d’entre eux vous surent gré de les avoir si bien regardés. Vous les dissuadiez jadis d’écouter leurs anciens maîtres, car tout éducateur opprime et déforme le précieux « moi » du jeune homme. Vous n’eûtes pas la cruauté de les repousser, lorsqu’ils vous jetèrent ce cri de leurs cœurs ingénus : « Notre vrai maître, c’est vous ! » D’autres romans leur apprirent vers quels buts ils devaient tendre leurs énergies. Après avoir éclairé leur raison, vous stimuliez leurs passions en clouant au pilori les figures désignées à leur dégoût. La satire est chez nous un genre littéraire d’effet très sûr, lorsque le satirique est homme de talent. Quand Auguste Barbier définit Napoléon un Corse aux cheveux plats, nous sentons bien que cette définition n’éclaire pas tout entier le vainqueur d’Arcole et d’Austerlitz ; quand Victor Hugo dénomme le président Troplong nègre blanc, Cartouche ou Lacenaire, nous devinons qu’il nous renseigne incomplètement sur ce jurisconsulte appliqué. N’importe : les beaux vers des Iambes et des Châtiments bourdonnent dans notre mémoire, leur musique entraînante couvre la faible voix de la raison qui proteste. Nous ne savons pas davantage nous disputer au père Dumas, lorsque le plus amusant des historiens drape à sa façon la reine Margot ou Marie-Antoinette. Des portraits chauds et colorés, où l’on distingue du premier coup d’œil le héros et le traître, à la bonne heure !

Qu’elle est humble en comparaison, notre conception artistique du roman, image fidèle de la vie où tout est incertain, voilé ; du roman qui serait la vie même, s’il savait enregistrer les rumeurs invérifiables de la foule sans les certifier, s’il en montrait les tragiques effets sans dissiper l’ombre où se dérobent les causes, s’il laissait planer dans l’atmosphère de la fiction ce doute qui tourmente les esprits dans leur appréciation de chaque fait réel ; bref, s’il nous communiquait l’impression que nous donne la vie dans son miroir quotidien, le journal, alors que nous nous écrions en le lisant : « C’est affreux ! Mais est-ce vrai ? » On voudrait que le lecteur du roman politique pût toujours penser : « Tel personnage est un scélérat, à moins qu’il ne soit un innocent faussement accusé : mon auteur me laisse entendre qu’il n’en sait rien ; moi non plus, ni personne, car c’est de la politique ; le drame que cet auteur me raconte n’en est pas moins poignant, et je m’y intéresse d’autant plus que l’énigme irrite ma curiosité. »

On me répondra que certaines indignations légitimes arrachent au romancier son masque d’impassibilité. Je le sais trop. Les mêmes spectacles odieux nous ont émus, Monsieur. L’indignation qu’ils faisaient naître pouvait s’attacher à des objets différents. J’ai vu d’une part des accusés qui avaient peut-être leurs faiblesses, leurs hontes secrètes, des torts dont je n’avais aucun moyen de m’instruire sûrement : succombaient-ils sous une accusation véridique ou sous un jugement téméraire, sous une calomnie grossie par la légende ? Je n’en pouvais rien savoir. J’ai vu d’autre part la foule des accusateurs qui découvrait cyniquement sa lâcheté ; sur les figures de ceux-là se manifestaient toutes les bassesses : envie, joie féroce d’abattre un plus fort qui a dépassé le niveau commun, terreur de se compromettre en ne hurlant pas avec les loups contre l’ami, le complice d’hier. Ma plus forte répugnance a été pour la meute hurlante. En condamnant ses victimes pour des fautes problématiques, dont le souverain juge peut seul connaître et peser la gravité, je risquais de calomnier ; en méprisant l’ignominieuse lâcheté de la foule, j’étais sûr de ne pas me tromper.

Des passe-temps plus doux vous ramenaient à ces paysages d’idées où c’est plaisir de vous suivre. Venise vous a toujours attiré ; l’Espagne vous appela, et enfin la Grèce. Vous aviez déjà goûté le miel de l’Hymette sur les lèvres d’un hellénisant révolutionnaire, Louis Ménard. Ce dévot de la beauté grecque rêvait d’une démagogie présidée par Périclès, et où le jeune Alcibiade serait adulé. Athènes ne vous séduit qu’à demi ; vous y regrettez la tour des Francs. Que diriez-vous si vous l’aviez connue ? vénérable et dorée sous les caresses de tant de soleils qui l’avaient apparentée à ses voisines, les filles légitimes d’Athêné ? Je sais de vieux voyageurs qui ne voudraient pas revoir l’Acropole, mutilée par cet inepte retranchement d’un morceau d’histoire. Sparte a la place d’honneur dans votre itinéraire. Vous avez aimé la Morée où tout nous parle des exploits de notre race ; et cet éblouissant Taygète, qui fit tant de fois battre mon cœur, lorsque au matin, sous le ciel clair de l’Adriatique, son froid neigeux venait s’inscrire dans le hublot du navire et m’annonçait l’approche des terres divines. Comme l’Espagne et l’Italie, ces terres vous ont dicté des symphonies originales. Chaque pays vous livre le plus secret de sa physionomie ; votre fantaisie imprévue y promène les compagnies qui embellissent votre rêve.

Mais l’ombre d’une chère absente est toujours portée sur les lieux célèbres ou charmants dont elle distrait votre âme. On vous croit à Daphné, à Mycènes ; vous nous en parliez ; et soudain vous ne les voyez plus, vous n’avez plus rien à nous en dire. Une association de pensées vous a retiré dans votre Lorraine. Rien ne vous touche au vif, de ce qui n’est pas elle. Votre plume s’y reporte sans cesse, pour y décrire un ressaut de la plaine, une silhouette de villageois. Ainsi faisait un autre amoureux de la Moselle, notre vieil Ausone, qui lui a consacré un long poème ; on y retrouve quelque chose de vos sentiments, lorsque le poète s’en revient des régions sauvages qu’il a détestées, plus à l’Est, et remercie les dieux de le rendre à la vallée bénie où l’air est plus tiède sur les vignes.

Il semble qu’un scrupule d’amant fidèle vous retienne d’admirer ces beautés étrangères que vous sentez si bien : beauté des villes et des horizons, beauté des œuvres de l’esprit. Gœthe, l’idole de votre jeunesse, Gœthe vous est devenu suspect : il appelle de l’autre côté du Rhin. Son Iphigénie vous poursuit en Grèce ; vous lui cédez un instant, repris par l’ancien charme ; et vous vous en repentez aussitôt, comme d’un égarement coupable. Dans vos livres, dans vos premières paroles d’aujourd’hui, perce l’appréhension constante d’un péril, celui que nous ferait courir un imprudent commerce avec les sirènes hostiles ; hostis, étranger !

Indices très significatifs : ils font mieux mesurer la cloison élevée chez nous entre deux mondes par cette fatidique année 1870. Des hommes qui ne différaient par l’âge que d’un petit nombre de saisons furent datés, séparés comme par un déloge de sang. La génération du lendemain a grandi dans les ruines. Ces petits qui s’ouvraient à la vie n’entendaient parler que d’un écroulement total. On les prémunissait contre une menace toujours suspendue sur leurs têtes. Autour d’eux, tous portaient le deuil d’une grandeur et d’une force qu’ils ne connaissaient que par ouï-dire. Tout étranger prenait à leurs yeux figure d’ennemi. Ah ! comme l’on comprend, quand on se reporte à leurs origines, que leur piété patriotique soit jalouse, exclusive, ombrageuse dans son souci de l’intégrité du patrimoine, et semblable à l’amour inquiet d’enfants qui veillent une vieille mère infirme.

Tout autres sont les sentiments de leurs aînés, sortis du collège avant 1870. Ceux-ci ont vu l’arrogante splendeur de l’ancienne France : oui, si proche, et déjà ancienne. Nous y gémissions, c’était chose entendue, sous le plus affreux des gouvernements : à vingt ans, on a toujours un affreux gouvernement. Malgré cet inconvénient, notre seule qualité de Français nous conférait la prééminence sur tout le genre humain : pas un de nous qui n’en fût persuadé ; cet axiome ne se discutait pas. Nous ne vîmes d’abord dans le grand écroulement qu’un accident très fâcheux, mais réparable, comme tant d’autres qui l’avaient précédé ; la superbe confiance de ce roi de l’univers, un jeune Français, ne s’abattait pas pour si peu. Je constate, je ne défends pas notre préjugé ; nous l’avions sucé avec le lait, il était dans notre sang, dans l’air que nous respirions. Rien n’efface ces premières impressions.

Elles expliquent notre indifférence aux périls dont s’alarme, non sans raison peut-être, la prudence de nos cadets. Nous ne redoutons en littérature aucune influence étrangère, nous souvenant que notre plus grand siècle littéraire fut un grand emprunteur. Corneille était l’élève des Espagnols, beaucoup de ses contemporains avaient tout appris de l’Italie ; ils firent avec ces importations le royal esprit français, ils lui donnèrent la suprématie dont l’Europe allait subir l’ascendant incontesté. Nous pensons qu’il faut suivre l’exemple héréditaire dans un monde agrandi. Tous ses trésors nous tentent ; nous les recevons comme un tribut. Ne sommes-nous pas ceux, vous le disiez à l’instant, qui refrappent à leur effigie l’or des tributaires ? Vaines controverses, au surplus, et qui se résolvent toujours en une question de physiologie. Rien n’est malsain pour l’organisme sain : il s’assimile tous les aliments qu’il transforme. Rien ne peut sauver un organisme trop débilité : le jeûne lui est aussi funeste que l’indigestion; tandis que ce valétudinaire vit de régime, d’autres cueillent dans les vastes jardins de l’univers les beaux fruits qu’il leur abandonne, et ceux-là grandissent aux dépens du chétif.

De même dans l’ordre économique et dans les rapports sociaux : notre confiance native dans nos forces nous fait ouvrir facilement nos portes à tous. Nous dirions volontiers à nos concurrents : « Venez, employez chez nous vos talents ; aucune lutte ne nous effraie, vous ne prévaudrez pas contre nous, puisqu’un décret providentiel nous a imparti toutes les supériorités. » Présomption ingénue, je le confesse encore ; mais pli de l’âme indélébile. Ceux qui en sont marqués demeurent également rebelles à l’humble rétraction du nationalisme et aux folles abdications de l’internationalisme.

Chez vous, Monsieur, l’orthodoxie nationale est d’autant plus stricte que vous êtes le gardien d’une marche frontière ; vous l’êtes par devoir de naissance, et par le droit d’un talent qui a pris l’ampleur d’un drapeau en se déployant sur les bastions de l’Est. Un de vos confrères avait remué nos cœurs avec la tragédie de ses Oberlé ; vous avez repris le cas de conscience pour en donner une autre solution. Notre raison reste perplexe, comme notre pitié, entre ces deux plaidoyers qui rivalisent de noblesse morale. On aime dans le vôtre la grave et ferme tristesse d’un espoir discipliné par la patience ; on y admire l’art consommé de l’écrivain. Mon embarras serait grand, s’il me fallait choisir la page qui gardera votre nom dans cette Anthologie dont nous avons parlé ; peut-être me déciderais-je pour celle qui nous introduit aux Bastions de l’Est. Paysage d’une sobriété classique : je crois entendre Fénelon le lisant à Claude Gelée qui lui demande un sujet de tableau. Mais pourquoi dater un style où la richesse toujours accrue se fait toujours plus simple et plus mesurée ? Il n’est d’aucun temps, et il est de tous les temps français. Il se pose sur la terre qu’il décrit comme la palpitation légère de la lumière sur un sillon de septembre.

Vos derniers ouvrages nous ont donné des plaisirs si complets que nous en voulons d’autres. Notre égoïsme souhaite que vous n’en soyez pas trop diverti par de plus ingrates besognes. Dans une de ses belles fables, Shakespeare nous conte l’histoire du délicieux Ariel, Esprit consubstantiel à l’éther où il égrène ses chansons. Le grossier Caliban l’avait réduit en servitude ; il lui faisait exécuter, dit le poète, « ses volontés exécrables et fangeuses », il ne lui apprenait qu’à injurier et à maudire. Arrive le sage Prospéro, qui sait les paroles magiques ; il enchaîne Caliban, délivre Ariel. Sous ses ordres, le Génie de l’air s’emploie aux œuvres de bonté, de beauté : il sauve les naufragés, protège les amours de Miranda, va chercher pour elle au matin la rosée des lointaines Berrmudes. Mais cet Esprit inquiet subit avec peine le joug raisonnable de Prospéro ; il redemande la liberté, il oublie que Caliban le guette et l’emprisonnera de nouveau dans le marécage où ce méchant monstre croupit. Il y a grande affliction dans les régions supérieures, lorsque les Génies qui les enchantent retombent sous le pouvoir de Caliban.

J’ai gardé pour la fin une prière : je l’adresse à tous ceux qui m’entendent: qu’ils lisent et relisent les Amitiés françaises. Vous avez écrit des livres plus vantés : permettez que je fasse de ce dernier le chef-d’œuvre selon mon goût. Vous vous penchez sur votre enfant ; plus obsédant que jamais, le bruit qui vous épouvantait à son âge, le bruit du pas de leurs chevaux vous revient à l’oreille et au cœur. Vous habituez cet enfant à prendre les leçons des morts qui règlent souverainement toutes nos œuvres. « Les morts ! Ils nous empoisonnent ! » disait le jeune Ennemi des Lois. C’est souvent vrai. Il leur fait maintenant amende honorable d’un mot magnifique : « Nos Seigneurs les morts ! » Je vous envie cette belle expression d’une vérité qui nous met si parfaitement d’accord.

Vous enseignez à l’enfant comment on doit écouter les cloches… Ah ! je me reprends : la voici, la page qu’il faudra sauver à tout prix, avec le même soin que l’on mettrait à préserver de l’anéantissement un chapitre des Mémoires d’Outre-Tombe. – Eh ! non ; mieux encore ; ces autres pages où vous parlez au petit Lorrain de sa voisine, Jeanne de Domrémy, avec une tendresse sans fadeur, avec une intelligence du miracle qui le rend à la fois très prodigieux et très accessible pour ce jeune esprit. S’il y avait une entière sincérité dans ce zèle pour l’instruction de notre peuple dont on fait si grand bruit, les Amitiés Françaises seraient dans toutes nos écoles publiques. Fions-nous-en à la justice du temps : elles y prendront place ; le bien qu’elles y feront sera votre durable honneur ; et ce sera le nôtre d’avoir inscrit sur les registres académiques un nom que nos petits-neveux y retrouveront, je l’espère, avec les sentiments qui vous maîtrisaient devant les noms de nos grands prédécesseurs.